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Puits illégaux et marais en péril: en Espagne, les fraises de la discorde
"Scandale", "mensonges", "désastre"... En Andalousie, coeur névralgique de la fraise espagnole, un projet de régularisation d'exploitations illégales déchire agriculteurs, élus et militants écologistes, inquiets pour l'avenir du parc de Doñana, une réserve naturelle en voie de désertification.
"C'est sec... Vraiment sec". Debout au milieu d'une étendue de terre cernée de dunes et de pinèdes, Juan Romero examine le sol craquelé puis l'horizon poussiéreux. "A cette époque de l'année, ça devrait être couvert d'eau et plein de flamands roses", lâche-t-il, dépité.
Membre de la plateforme Sauvons Doñana, ce retraité se bat depuis des années pour la défense de ce parc du sud de l'Espagne inscrit au patrimoine mondial de l'Unesco, qui abrite plusieurs milliers d'espèces animales et végétales sur 100.000 hectares de lagunes, de marais et de forêts.
"Doñana est un paradis pour les oiseaux migrateurs. Mais cet écosystème est menacé", explique d'une voix rocailleuse le sexagénaire, en dénonçant l'impact du "réchauffement climatique" et la "surexploitation" des nappes phréatiques pour irriguer les immenses champs de fraises situés à quelques kilomètres plus au nord.
Selon les écologistes, ce phénomène pourrait s'aggraver dans un avenir proche. En cause: un projet de loi destiné à accroître les droits d'irrigation dans la région, défendu par le Parti populaire (droite), au pouvoir en Andalousie, avec l'appui du parti d'extrême droite Vox.
"D'après nos calculs", cette initiative "pourrait entraîner la régularisation de près de 1.900 hectares" de cultures de fruits rouges, actuellement irriguées "par des puits clandestins", dénonce Juanjo Carmona, de l'ONG environnementale WWF. "Pour Doñana, ce serait un désastre!"
- "Or rouge" -
Ce projet - auquel s'oppose le gouvernement central du Premier ministre socialiste Pedro Sanchez - est actuellement suspendu, en raison de la convocation d'élections anticipées en Andalousie le 19 juin.
Mais le Parti populaire, en tête dans les sondages, et Vox, en plein essor en Espagne, ont promis de le relancer en cas de victoire.
Cette régularisation "ne présente aucun danger pour Doñana. Le but est uniquement de réparer une injustice" à l'égard des exploitants "laissés pour compte" par un précédent découpage des zones agricoles, affirme Rafael Segovia, responsable de Vox dans la région.
En 2014, le gouvernement andalou - alors dirigé par la gauche - avait voulu remettre de l'ordre dans la culture des fruits rouges, après des années de développement anarchique favorisé par la multiplication des forages d'irrigation clandestins.
Dans ce cadre, 9.000 hectares avaient été régularisés. Mais 2.000 autres, mis en culture après 2004, avaient été classés comme illégaux. "Ce plan a été mal fait. Il aurait fallu retenir 2014 comme date butoir", s'agace Rafael Segovia, en insistant sur "l'importance économique du secteur".
Première région exportatrice de fruits rouges en Europe, la province andalouse de Huelva, où se situe Doñana, produit bon an mal an 300.000 tonnes de fraises, soit 90% de la production espagnole. Cet "or rouge" fait travailler jusqu'à 100.000 personnes et génère près de 8% du PIB régional, selon la fédération Freshuelva.
- "Ruine" -
Dans ce bras de fer, les écologistes peuvent compter sur d'importants soutiens, comme celui de l'Unesco: l'organisation, qui réclame depuis deux ans le démantèlement des exploitations illégales, a mis en garde contre une régularisation dont l'impact serait "difficilement réversible".
Même inquiétude du côté de Bruxelles, qui a brandi début février la menace de sanctions financières contre l'Espagne - déjà épinglée voilà un an par la justice européenne pour n'avoir pas rempli ses obligations en matière de gestion de l'eau dans la région de Doñana.
Plus rare encore: une vingtaine de chaînes de supermarchés européens, dont Lidl, Aldi ou Sainsbury's, gros acheteurs de fraises espagnoles, ont appelé le gouvernement andalou à renoncer à son projet, disant "partager la préoccupation" des militants écologistes.
Une mobilisation qui tracasse la filière. "Cette situation est susceptible d'occasionner un important problème de réputation" en amenant les consommateurs à croire "que toute la fraise cultivée" à Huelva "est illégale", déplore Manuel Delgado, porte-parole de l'association d'agriculteurs Puerta de Doñana.
Cette association, qui regroupe 300 exploitations, a décidé de se désolidariser des autres agriculteurs et de s'opposer à la régularisation des fermes illégales voulue par Vox et le PP, accusée de servir "les intérêts particuliers d'une minorité".
"Les ressources hydriques sont limitées", ajoute M. Delgado, qui craint que les exploitations légales ne soient contraintes de réduire drastiquement leur superficie faute de ressources suffisantes en eau. "Pour nous, cela serait la ruine", insiste-t-il.
- Menaces de mort -
Face à cette avalanche de critiques, les promoteurs du projet évoquent des "peurs infondées". "Il n'y a pas de problème d'eau à Huelva, c'est un mensonge", tranche Rafael Segovia, pour qui il suffirait d'amener de l'eau depuis le fleuve Guadiana, à la frontière du Portugal, pour résoudre les problèmes des agriculteurs.
Une solution jugée peu viable par WWF. "Ce type de solution n'est pas pérenne: quand la pluie manque, elle manque partout", rappelle Juanjo Carmona, qui juge nécessaire de "repenser le modèle" agricole, alors que cette région d'Espagne est frappée depuis des années par une sécheresse chronique.
Quelle sera la décision finale des autorités régionales andalouses? Sollicités par l'AFP, ni le Parti populaire, ni l'association d'agriculteurs favorables au projet n'ont souhaité s'exprimer.
"La situation est actuellement très conflictuelle" entre défenseurs et pourfendeurs du projet, confie Juan Romero, qui fait état de "menaces de morts" reçues par des militants écologistes.
Face à lui, un héron s'approche en vol plané avant de disparaître derrières les dunes. "Sans changements radicaux pour freiner la surexploitation des ressources en eau, on peut déjà le dire: Doñana sera un désert", soupire-t-il.
E.Paulino--PC