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L'Etat au pied du mur dans la lutte de Sisyphe contre les algues vertes
Dans quelques semaines, le tractopelle reprendra son ballet quotidien pour récupérer des tonnes d'algues vertes sur la plage du port de Binic, illustration des carences de l’État dans la lutte contre ce fléau qui touche la Bretagne depuis un demi-siècle.
A l'approche de l'été et de l'arrivée des touristes, le phénomène, qui dure depuis 1971, suscite comme chaque année l'exaspération d'élus et d'associations, à Binic comme ailleurs.
Il est temps "que les pouvoirs publics prennent enfin leurs responsabilités" dans cette lutte de Sisyphe contre les algues vertes, réclame une motion adoptée à l'automne dernier par le conseil municipal de Binic (Côtes-d'Armor).
"Il faut changer de braquet ", résume le sénateur Bernard Delcros (Union centriste), auteur d'un rapport sur ce fléau.
Même la justice considère l'action de l’État insuffisante. En juin 2021, le tribunal administratif de Rennes a annulé le Plan d'action régionale (PAR, 6è du nom) de lutte, enjoignant à l’État qu'il comporte "toute mesure supplémentaire utile de maîtrise de la fertilisation azotée" en agriculture.
Car la prolifération des algues vertes en Bretagne est "à plus de 90% d'origine agricole", comme le précise un rapport de la Cour des comptes de 2021.
- "réglementation plus contraignante" -
Pour le sénateur du Cantal, "il faut réorienter (...) l'agriculture intensive développée à partir des années 1960 (...) du fait de la densité d'élevages" en Bretagne, première région agricole française.
Dans les années 60, le taux de nitrate était inférieur à 5mg/litre et il n'y avait pas d'algues vertes sur les côtes bretonnes. Il a rapidement grimpé jusqu'à dépasser en moyenne les 50mg/l dans les années 1990, valant à la France deux condamnations (2002 et 2013) pour infraction à la législation européenne.
Depuis, ce taux est revenu dans les clous mais ne baisse plus -voire remonte- depuis 2014, se situant actuellement à 31,7mg/l en moyenne, bien au-dessus du chiffre de 10mg/l qui permettrait, selon les scientifiques, d'espérer voir enfin le bout du tunnel.
Longtemps, les collectivités ont géré au mieux la situation en s'en tenant au curatif puisqu'elles n'ont pas de pouvoir légal pour agir préventivement. Ce n'est qu'à partir de 2009, après la mort d'un cheval et la survie miraculeuse de son cavalier, que les pouvoirs publics ont pris conscience du danger sanitaire.
Aux côtés de multiples dispositifs sectoriels, deux plans de lutte contre les algues vertes (Plav) ont été mis en œuvre depuis 2010 et le troisième est en préparation. Mais, pour les agriculteurs des bassins concernés, qui représentent seulement 7% de la surface agricole utile (SAU) de la région, l'adhésion aux recommandations se fait sur une base volontaire, avec une incitation financière modeste.
Le sénateur Delcros plaide pour "une règlementation plus contraignante et spécifique à ces territoires" et "un renforcement des moyens de contrôle".
"Le taux de contrôle a chuté de 72% en dix ans", rappelle Arnaud Clugery, directeur de l'association Eau et Rivières de Bretagne (ERB).
- "résistances" -
Si le préfet de région, Emmanuel Berthier, se félicite du "doublement de l'enveloppe" affectée à ces plans, portée à 10 millions d'euros, M. Delcros relève: "La PAC, c'est 430 millions d'euros pour la Bretagne. Dans les secteurs à algues vertes, certaines de ces aides pourraient être conditionnées à de nouvelles pratiques".
L’État dispose aussi d'autres leviers. La moitié des agriculteurs vont partir à la retraite dans les dix ans, une "occasion de privilégier des projets porteurs de nouvelles pratiques environnementales", considère le sénateur.
"L’État doit être plus ferme. (...) On voit bien qu'il y a des résistances", analyse Thierry Andrieux, président du syndicat mixte de la baie de Saint-Brieuc.
Ces "résistances", Magalie Bourblanc les étudie depuis plus de 15 ans. La chercheuse en sciences politiques, au Cirad à Montpellier, relève que le syndicat agricole majoritaire, la FNSEA, et les institutions sont "beaucoup dans la cogestion, la confiance, la compréhension mutuelle" depuis les années 1990.
"On est dans du corporatisme", estime M. Clugery. Sous pression syndicale, "il est indéniable, qu'à partir de 2005, une série de décisions (gouvernementales) ont clairement permis un détricotage de l'encadrement réglementaire de l'élevage en Bretagne" mis en place par la circulaire Voynet-Le Pensec en 1998.
La pression peut aussi s'exercer sur les scientifiques, par exemple en instillant le doute sur la qualité de leur travail. C'est ce qui est arrivé à Alain Menesguen, chercheur à l'Ifremer pendant 39 ans où il scrutait les algues vertes.
"On m'a interdit de contact avec les médias pendant un an", relate-t-il. "Il ne fallait pas parler de seuils" comme ce fameux taux de nitrate de 10mg/l préconisé par le scientifique depuis 1998. Pourquoi ? "Peur de déplaire aux politiques, peur de déclencher une révolte dans les campagnes", explique le chercheur.
L'emploi -140.000 postes avec l'agroalimentaire, formaté pour cette agriculture productiviste- reste l'argument invoqué pour justifier cette "inertie", selon le terme d'ERB.
Pourtant, d'autres secteurs peuvent en souffrir.
Difficile d'estimer le préjudice subi par l'économie régionale, notamment le tourisme qui représente près de 60.000 emplois (8% du total). Pour la présidente du comité régional, Anne Gallo, "on n'a jamais observé un véritable impact sur le tourisme lié à ce phénomène, ni de perte d'attractivité".
En 2010, la Cour des comptes détaillait pourtant la situation de la commune de Saint-Michel-en-Grève, sinistrée par cette pollution: entre autres, au fil des ans, cinq des six hôtels avaient fermé.
- réduire les cheptels -
Rappelé à l'ordre par ces rapports, l’État s'est remis à l'ouvrage. Un haut-fonctionnaire en charge des algues vertes, Étienne Guillet, a été nommé pour trois ans.
Finaliser le prochain Plan algues vertes (2022-2027) lui revient. Celui-ci associera, explique-t-il, du "curatif" -ramassage des algues en mer et à terre- et du "préventif". Après consultations, il s'agira d'arrêter "des indicateurs mesurables, réalistes et acceptables" qui, à partir de 2025, deviendraient "réglementaires".
En clair, "trois ans de plus sans contrainte, alors que c'est urgent", s'indignent les associations.
Pourtant, la réduction de la densité d'animaux, évoquée officiellement en Bretagne dès 2004, n'est plus taboue. Fin 2020, la chambre régionale d'agriculture, pilotée par la FNSEA, a affirmé la nécessité de "produire moins".
Les Pays-Bas, premier exportateur européen de viande avec une densité en porcs comparable à la Bretagne, ont décidé de réduire leur cheptel de 30% face à la dégradation environnementale.
Pour Arnaud Clugery, "l'honnêteté serait d'admettre la réduction des cheptels comme un levier du changement et de l'accompagner économiquement plutôt que de la laisser subir par les éleveurs...".
P.Sousa--PC